Prostitution : des particularismes à chaque coin de rue européen

Par Antoine Lanthony | 4 avril 2012

Pour citer cet article : Antoine Lanthony, “Prostitution : des particularismes à chaque coin de rue européen”, Nouvelle Europe [en ligne], Mercredi 4 avril 2012

Alors que le débat entre réglementaristes et abolitionnistes refait surface depuis quelques mois à propos de la prostitution en France, il parait opportun de se pencher sur la situation de la prostitution en Europe, où les particularismes nationaux sont la norme. Parmi eux, l’Allemagne se distingue depuis une décennie avec une politique réglementariste très poussée. Retour sur la situation allemande et sur quelques autres, replacées dans un contexte européen.

L’Allemagne au centre d’un modèle germanique de légalisation et de réglementation

Depuis plusieurs années, l’Allemagne se révèle être l’un des deux épicentres de la prostitution européenne avec l’Espagne.

Plus ou moins légale depuis la loi combattant les maladies vénériennes de 1927, la prostitution est définitivement devenue légale et réglementée outre-Rhin en 2002. Le gouvernement Schröder, malgré l’opposition conservatrice, a voulu – passant outre toute considération morale – en faire un métier comme les autres : paiement d’impôts, lieux d’exercice, sécurité sociale, droit à la retraite… Peu de choses différencient en théorie en Allemagne une personne prostituée d’un autre employé du secteur tertiaire : deux statuts existent : travailleur indépendant ou employé.

Très majoritairement féminine et à destination d’une clientèle masculine comme presque partout dans le monde (cet article évoquera uniquement la prostitution des femmes), la prostitution en Allemagne s’est depuis 2002 organisée autour de nombreuses maisons closes, dont certaines pouvant accueillir plusieurs centaines de clients simultanément et disposant de saunas et piscines et organisant l’été des soirées barbecue. Plusieurs sont devenues célèbres comme le club Artemis (fondé par un homme d’affaires turc et attirant une clientèle internationale comme en témoigne son site Internet en neuf langues), vilipendé dans de nombreux pays dont la France lors de la Coupe du monde de football 2006 en Allemagne.

Outre des raisons culturelles parfois avancées (poids de la Frei Körper Kultur – donc de la nudité, absence de tabou quant à la commercialisation de prestations sexuelles au contraire de la France, clubs échangistes assez répandus, liberté générale forte à l’image de la vitesse libre sur de nombreuses autoroutes, d’interdictions de fumer partielles…), de nombreux éléments semblent avoir amené à la libéralisation et à la réglementation de la prostitution, notamment :

  • volonté de ne plus porter de jugement moral sur l’activité de la prostitution,
  • volonté d’accorder aux prostituées les mêmes droits qu’aux autres travailleurs,
  • souhait de limiter l’influence des réseaux de proxénétisme et de traite d’êtres humains,
  • volonté étatique de gagner, via les impôts, une quantité non négligeable d’argent en période de vaches maigres budgétaires,
  • volonté de permettre à tous l’accès à des services sexuels.

Un secteur économique comme un autre, donc en crise

Aujourd’hui, 10 ans après la loi portée par le SPD et soutenue par les Verts et les Libéraux, un pari a été apparemment gagné par les promoteurs de la loi : la prostitution est devenue en Allemagne un secteur d’activité presque comme un autre, sans réelle discussion morale associée à la pratique. C’est aussi devenu un secteur de concurrence que certains qualifieraient sans doute de « libre et non faussée », où les plus faibles trinquent donc au premier écueil.

Avec 400 000 à 450 000 prostituées dont seulement 3% exercent sur le trottoir, l’Allemagne est l’un des pays au monde comptant le moins de péripatéticiennes racolant dans la rue.

Comme partout en Europe, un grand nombre d’entre elles viennent de l’étranger : Amérique latine, Afrique, mais surtout Europe centrale, orientale et balkanique depuis la décomposition du bloc de l’Est. 35 à 40% des prostituées seraient allemandes et 60 à 65% étrangères.

La loi de 2002 parait de ce point de vue, selon les statistiques de la police allemande, avoir eu pour principal effet positif de porter un coup aux réseaux mafieux prospérant habituellement grâce au proxénétisme. Il leur est plus difficile, à moins d’être directement patrons d’établissements, de contrôler les filles travaillant dans des structures légales et enregistrées et/ou faisant librement la navette entre l’Allemagne et leur pays d’origine. Il leur est par contre toujours possible d’envoyer des filles travailler dans certains établissements mais surtout dans des appartements, car l’Allemagne reste, bien que fort réglementé, un marché où l’investissement dans des prostituées (c’est-à-dire des marchandises du point de vue des réseaux mafieux) reste rentable, même si moins attractifs que les pays bénéficiant d’un flou ou d’une absence de réglementation.

Une large partie des filles d’Europe centrale et orientale (mais pas toutes) exerçant en Allemagne échappe donc à la condition de nombre de leurs compatriotes prisonnières de groupes criminels les traitant comme un vulgaire cheptel corvéable à merci, situation qui est celle prévalant par exemple aujourd’hui en Espagne.

La publicité faite autour du cadre légal mis en place outre-Rhin a créé un appel d’air dont les conséquences sont nombreuses. L’arrivée de nombreuses filles en provenance des pays devenus membres de l’Union européenne en 2004 ou 2007 a eu pour principale conséquence une augmentation du nombre total de prostituées en Allemagne car, paupérisation oblige, notamment en ex-RDA, les candidates allemandes à la prostitution restent nombreuses et sont socialement assez proches des étrangères qui n’hésitent pas à multiplier les allers-retours entre leur pays d’origine et l’Allemagne où elles ne passent que quelques jours par mois.

Marion Detlefs, de l’organisation de défense des prostituées Hydra, regrette cette augmentation de la concurrence, qui, avec la crise économique des dernières années, a fragilisé de nombreuses prostituées.

En effet, le nombre d’établissements et de clients n’ayant cessé d’augmenter jusqu’au déclenchement de la crise économique, le secteur est devenu florissant et volumineux, attirant aussi de nombreux clients étrangers. Les prostituées ont profité de la manne financière mais très peu des dispositions de la loi leur accordant de nombreux droits : un grand nombre d’entre elles ont choisi de ne pas se faire enregistrer, pour ne pas payer d’impôts ou pour d’autres motifs.

Aujourd’hui, beaucoup d’établissements peinent à survivre, et beaucoup de prostituées peinent à boucler leurs fins de mois. C’est ainsi que, dans une logique économique classique, l’offre s’est adaptée à la demande : les bordels low-cost ont émergé.

Avec des offres forfaitaires pour que le client puisse, selon le très poétique slogan d’un bordel, « faire tout ce qu’il veut, autant qu’il le veut, aussi longtemps qu’il le peut », des établissements allemands ont fait définitivement rentrer la prostitution dans la société de consommation du XXIème siècle en faisant croire au client qu’il est le roi et en lui offrant de la quantité sans limite et sans considération de décence ou de qualité. Logiquement, cette course à la passe la moins chère ou à l’offre « all-included » la plus complète limite les revenus et les choix offerts aux prostituées, pour qui la reconversion est, faut-il le préciser, relativement peu aisée…

Certaines maisons-closes ont tenté de relancer leur activité avec des offres à destination des clients arrivant en vélo, des retraités, des bénéficiaires de Hartz IV (prestations sociales)… ce qui pourrait prêter à sourire si cela n’était pas en réalité un détournement commercial (comme les offres multiples du club géant Pascha de Cologne à destination des plus de 66 ans) d’un aspect positif de la réglementation de la sexualité tarifée en Allemagne : l’accès à la sexualité pour tous, retraités ou pauvres, handicapés ou chômeurs de longue durée.

Ainsi, grâce au travail de personnes comme Nina de Vries, travailleuse du sexe militante néerlandaise résidant à Berlin, les services sexuels aux handicapés se sont développés et font maintenant l’objet de formations. En Allemagne, en Suisse, aux Pays-Bas, au Danemark notamment, le métier d’assistant sexuel existe, sans que cela ne choque outre mesure. Idem lorsqu’il s’agit de permettre à des personnes âgées seules d’avoir accès à des relations sexuelles.

Dans les pays voisins de l’Allemagne

En Autriche, à l’instar de l’Allemagne et avant elle, la prostitution a été légalisée dans une optique de régulation. La sécurité sociale a été accordée aux personnes se prostituant en 1997.

En Suisse, la prostitution est légale depuis 1942 et les « salons érotiques » (selon la terminologie helvète) sont légaux depuis 1992. La prostitution de rue est quant à elle extrêmement réglementée, tandis que la prostitution des mineurs de 16 à 18 ans, qui existait à travers un vide juridique, n’a été que très récemment supprimée.

Aux Pays-Bas, pays avant tout célèbre pour sa politique de tolérance vis-à-vis des drogues mais qui est tout autant tolérant à l’égard de la prostitution, en 2000, les prostituées ont acquis le statut de salarié ou travailleur indépendant et les maisons-closes sont devenues légales. En 2011, les prostituées sont devenues imposables. Fait partagé uniquement avec l’Espagne, le proxénétisme est légal, tant qu’il n’est pas réalisé sous la contrainte. La ville d’Amsterdam a cependant décidé, dans un inhabituel mouvement de recul, de ne pas renouveler la licence de certains établissements. Cette décision a eu pour principale conséquence de relancer l’activité des réseaux mafieux (qui n’était néanmoins pas éteinte) qui ont créé de nombreux bordels clandestins.

En Belgique, la prostitution est légale mais non réglementée. Il existe notamment un flou juridique à propos des maisons closes. Ainsi, depuis des années, la création d’un vaste Eros Center au nord de Bruxelles est un serpent de mer, tandis que le développement massif des « bars montants » le long de la frontière française fait en réalité de la Belgique un pays dans lequel la prostitution est florissante, recrutant même assez facilement dans le Nord de la France.

Quels résultats pour le modèle allemand ?

Les pays d’Europe germanique ont mis en place des législations assez cohérentes régulant le commerce de prestations sexuelles. Cela a avant tout eu le mérite de limiter l’influence des réseaux dans ces pays où la prostitution est, depuis de nombreuses années, relativement bien acceptée socialement. Néanmoins, la création de ce cadre permettant à de nombreuses filles, notamment est-européennes, de travailler hors de l’emprise de réseaux mafieux et de gagner en une journée un salaire mensuel habituel, a abouti, à la faveur de la crise, à une précarité économique accrue dans un contexte où l’Etat cherche à tirer le plus d’argent possible de la prostitution. Ainsi, sous l’argument de l’équité, certaines villes ont commencé à introduire des parcmètres à prostituées, afin que toutes s’acquittent de taxes, y compris les rares filles faisant le trottoir, souvent parmi les plus vulnérables.

Si l’on se réfère à l’évolution sociale et économique à l’œuvre en Allemagne depuis les lois Hartz, c’est-à-dire à la création d’un secteur d’activité leader européen avec des marques qui exportent (bordels multinationaux, leader européen du sextoy allemand…) mais aussi un mercantilisme exacerbé, une augmentation des inégalités, une concurrence accrue et une précarisation des travailleurs dont ni le bien-être psychologique ni le niveau de revenus ne sont des priorités, alors la loi de 2002 est un succès.

Plus sérieusement, l’absence de vide juridique comme en Belgique ou de fermetures massives d’établissements comme aux Pays-Bas permet aux autorités allemandes de limiter l’activité des mafias, donc la traite des êtres humains, donc les conditions de travail et de vie des travailleuses du sexe. Selon les données policières, les victimes de traite ont diminué légèrement ces dernières années en Allemagne et sont, avec un nombre de prostituées 10 à 20 fois plus important, moins nombreuses qu’en France par exemple.

Quoi que l’on puisse en penser d’un point de vue moral et même si elle a in fine (ce qui est un comble) détérioré la situation économique des prostituées, la position allemande a plusieurs mérites : clarté, relative absence d’hypocrisie, capacité à assumer la réalité de la prostitution et nuisance aux intérêts des réseaux mafieux qui permet aux filles une sécurité physique et une indépendance semble-t-il bien supérieure à la moyenne.

A l’opposé, il est possible de reprocher à la position allemande de n’être économiquement adaptée qu’à des situations de croissance, de broyer les plus vulnérables et de nier la spécificité de la prostitution. Le fait qu’en période de crise, des prostituées reprennent le chemin du trottoir faute de gagner assez dans un bordel, illustre d’une part l’échec des politiques économiques et sociales allemandes vis-à-vis de ses salariées les moins favorisées, mais montre également qu’à vouloir faire de la prostitution un métier totalement comme les autres, l’Allemagne semble avoir oublié la violence psychologique que constitue le fait de se prostituer pour une majorité de femmes, et la difficulté de faire autre chose que ce métier qui, comme le rappelle de manière évidente Marion Detlefs, « n’a jamais été et ne sera jamais un boulot comme un autre ».

Face à cela, que proposent les autres pays et quelle géographie européenne de la prostitution se dessine ?

Espagne, France, Suède… vive l’hypocrisie

L’anarchie espagnole en pleine croissance grâce aux touristes sexuels français

L’autre épicentre de la prostitution en Europe est l’Espagne. Plus précisément la Catalogne. L’absence totale de réglementation d’une profession autorisée fait de l’Espagne le théâtre d’une complète anarchie symbolisée par La Jonquera, sorte de Pattaya pour Français en mal de sexe, auprès de laquelle les bordels proches de l’Alsace passent pour de paisibles bars-restaurants de province.

A quelques centaines de mètres du Perthus s’est développée une sorte de centre commercial du sexe ou les maisons closes ont proliféré et attiré à leur suite de nombreux réseaux balkaniques (albanais, bulgares…) et roumains, qui complètent les réseaux latino-américains anciennement présents dans le pays. 90 % des prostituées en Espagne sont étrangères, taux le plus élevé d’Europe partagé avec l’Italie.

A La Jonquera, le moindre mètre de trottoir ou carrefour giratoire des environs se négocie, parfois jusque 150 euros par jour. La toxicomanie et la petite criminalité prolifèrent dans une ville devenue une source de revenus colossale pour quelques-uns mais un enfer pour ses habitants de souche.

Alors que le marché de la prostitution en Allemagne s’apparente à un libéralisme pragmatique et encadré, son homologue espagnol s’apparente à une jungle sans aucune règle.

La demande de la clientèle locale et étrangère ne cesse d’augmenter dans ce pays où, selon les estimations, plus de 400 000 prostituées exerceraient. 1% de la population espagnole serait donc constituée de prostituées, c’est-à-dire plus de 2% de la population active et plus de 4% de la population active féminine, des chiffres colossaux et alarmants, d’autant plus qu’un grand nombre de ces prostituées exerceraient sous une forme de contrainte.

La proximité de la France n’est pas étrangère à ce phénomène. En effet, alors qu’une majorité de la population française est favorable à la réouverture des maisons closes, le monde politique prône, quant à lui, un durcissement des conditions de travail des prostituées, voire une pénalisation de l’achat de services sexuels, ce qui pousse mécaniquement les clients français vers l’Espagne, où la prostitution n’est pas cachée comme en France, où elle est reléguée aux bordures des grandes villes, de quelques axes routiers et aux forêts, et ne semble pas prête à changer de cadre.

La pénalisation de l’achat de services sexuels : la Suède exemple pour la France ?

Alors que le Danemark a dépénalisé la prostitution en 1999 (et est aujourd’hui plus proche du modèle allemand que du modèle suédois), la Suède a choisi cette même année pour rendre illégal l’achat de services sexuels. Tête de pont, comme souvent, de mouvements à tendance puritaine et/ou féministe au sein de l’espace scandinave, la Suède a inspiré deux de ses voisins, l’Islande et la Norvège, qui l’ont suivie dans cette voie de pénalisation des clients de prostituées.

La réalité sur les résultats de la politique suédoise est très difficile à cerner et apparaît très controversée : l’Etat suédois s’auto-congratule dans un rapport publié en juillet 2010, mais les critiques sont nombreuses et souvent fondées. Ce débat suédois entre pro- et anti-pénalisation des clients trouve un réel écho en France, où le Mouvement du Nid et la Fondation Scelles d’un côté (abolitionnistes) et le syndicat du travail sexuel (STRASS) de l’autre s’opposent. Ce dernier, opposé à la réouverture des maisons closes, souhaite avant tout protéger les prostituées et leur permettre de bénéficier de la totalité des revenus de leur travail.

La loi suédoise a connu le succès quant à l’un de ses objectifs majeurs : la prostitution de rue a été plus que divisée par deux en quelques années. De plus, un certain nombre de prostituées ont été accompagnées dans leur reconversion, comme le note par exemple la députée Gunilla Ekberg. Ces aspects sont mis en avant par les défenseurs français de la position suédoise, comme le Mouvement du Nid.

Néanmoins, il convient de pointer plusieurs aspects négatifs balayés d’un revers de main par le gouvernement suédois, qui s’appuie uniquement sur les chiffres, certes sans appel, de la diminution de la prostitution de rue.

Tout d’abord la stigmatisation : outre la stigmatisation des hommes dans leur ensemble à travers une présentation très manichéenne et idéologique assumée de la prostitution lors de la campagne publicitaire en vue de l’adoption de la loi en 1999, des prostituées suédoises se sont plaintes d’être stigmatisées en tant que personnes, car la loi suédoise correspond à une interdiction de facto, ne pénalisant pas les prostituées de manière juridique, mais de manière financière et imposant une clandestinité qui ne permet guère la sérénité. Comme le rappelle la féministe suédoise Louise Persson, le présupposé idéologique de la loi et du rapport est sans cesse présent et la notion de travailleur du sexe ou même d’autonomie absente. Les prostituées sont notamment appelées dans le rapport, sans aucune distinction ou explication, les « personnes exploitées ». Les différents aspects idéologiques de cette loi et sa portée internationale sont parfaitement mis en lumière par Jay Levy de l’université de Cambridge qui cite notamment dans une étude un officiel déclarant que « le but premier de la loi » était qu’elle devait être « exportée à d’autres pays ».

D’autre part, en concluant sur une nette diminution de la prostitution en Suède en se basant uniquement sur la prostitution de rue, les officiels suédois se font les adeptes de la méthode Coué. Tout d’abord, comme le rappelle Thierry Schaffauser, le simple bon sens devrait amener à comprendre que prendre l’activité de rue comme thermomètre de la prostitution dans un pays nordique est grotesque. De plus, un immense point d’interrogation concerne la prostitution invisible : au contraire des affirmations gouvernementales suédoises fondées sur une quantité limitée de chiffres, rien de permet de dire quelle a été l’évolution de la prostitution via Internet notamment.

Enfin, plus grave d’un point de vue de la santé publique, Thierry Schaffauser note qu’il n’existe plus à Stockholm « de programmes pour distribuer des préservatifs aux travailleur-ses du sexe car cela serait encourager la prostitution ». Cela confirme les propos idéologiques de la rédactrice du rapport suédois sur les effets de la loi pénalisant les clients : « Nous ne faisons pas de réduction des risques en Suède. Parce que ce n’est pas la façon dont la Suède voit ça. Nous voyons cela comme une interdiction de la prostitution : il ne faut pas qu’il y ait de prostitution ».

Or, tout comme l’idéologie allemande nie la spécificité de la prostitution au profit d’une approche purement économique, l’idéologie suédoise décrétant que la prostitution ne doit pas exister nie une simple réalité : la prostitution existe et existera. Cela concernera peut-être davantage des escort-girls de luxe, des mères de famille et des étudiantes, et se déroulera d’abord sur Internet puis dans des appartements, mais peut-être aussi et surtout ailleurs qu’en Suède.

Les défenseurs et opposants au modèle suédois s’opposent de plus en plus en France, y compris au niveau politique. Ainsi, à la position abolitionniste de Roselyne Bachelot (UMP), déclarant notamment que recourir aux services d’une prostituée revient à «entretenir la traite des êtres humains» et qu’il « n’existe pas de prostitution libre, choisie ou consentie » et au rapport des députés Guy Geoffroy (UMP) et Danielle Bousquet (PS) s’oppose la position, néanmoins ambiguë et critiquée également par des prostituées, d’une députée comme Chantal Brunel (UMP) considérant qu’au nom de la protection des prostituées, il convient de rouvrir les maisons closes.

Avec l’adoption, le 6 décembre 2011 à l’Assemblée nationale, d’un projet de résolution non contraignante réaffirmant la position abolitionniste de la France, les députés montrent qu’ils s’inscrivent dans la lignée de la vision suédoise. De ce fait, ils semblent ne pas comprendre que, bien au-delà d’une question morale finalement très secondaire, qui, comme le rappelle très justement Gilles Dryancourt du très libéral Institut Turgot, n’avait amené, avant la Suède, « que des Etats totalitaires, socialistes ou religieux » à vouloir éradiquer la prostitution, c’est avant tout la lutte contre la traite des êtres humains et donc un travail à l’échelle des groupes mafieux qui devrait être effectué : européen, si ce n’est mondial.

Le jeu de dominos européen

En effet, tout comme croire qu’une loi décrétant qu’une prostituée est un travailleur comme un autre est une manière bien facile de traiter partiellement un problème complexe, croire qu’adopter des lois à visées abolitionnistes punissant les clients en Suède et peut-être demain en France est la solution miracle est une posture qui combine naïveté, hypocrisie et absence totale de solidarité européenne et mondiale.

L’exemple suédois illustre parfaitement la naïveté et l’hypocrisie associée à ces mesures. Les promoteurs de la loi se réjouissent d’une diminution de la prostitution visible, mais ne cherchent réellement ni à savoir comment a évolué la prostitution invisible, ni où s’est reportée la demande. Or, la réalité, citée par la députée suédoise Gunilla Ekberg elle-même, semble la suivante : alors qu’entre 1999 et 2004, le nombre de prostituées aurait diminué de 40 % en Suède, il aurait été multiplié par 3 ou 4 au Danemark et aurait également bondi en Finlande. Même si ces chiffres ont été très contestés de par leur mode d’obtention, il convient également de noter que les années 2000 ont vu une augmentation sensible du nombre d’hommes suédois venant passer quelques heures ou jours en galante compagnie dans les capitales baltes, où ils rejoignent un certain nombre d’autres touristes sexuels européens et eurasiatiques. La réalité est à la fois simple et crue : la prostitution suédoise s’est au moins partiellement délocalisée dans les autres capitales de l’espace nordico-baltique.

Plus marquant encore en termes d’aveuglement et d’absence de solidarité européenne est sans doute la situation à La Jonquera. Alors que les députés français prétendent affirmer se soucier de la condition des femmes prostituées et victimes de traite, le supermarché du sexe à ciel ouvert à clientèle presque exclusivement française et filles largement sous l’emprise de réseaux criminels n’est pas pris en compte à Paris, alors qu’il est évident que tout durcissement de la législation française aboutira à augmenter encore le nombre et la précarité des prostituées du Sud-Est européen opérant à la frontière française, dont certaines arriveront certainement en Catalogne en provenance de France.

Si des enquêtes se déroulent maintenant au niveau européen et permettent d’agir plus aisément en Roumanie et Bulgarie notamment, les Etats européens et les institutions communautaires, si prompts à ouvrir les frontières et à parler d’intégration ou de solidarité semblent avoir quelques décennies de retard en termes de travail transfrontalier et de prise en compte des pays voisins et de la liquidité des organisations criminelles.

Enfin, les milieux sociaux et les pays d’origine des prostituées devraient surtout amener les législateurs à comprendre que lutter contre la traite des êtres humains passe avant tout par le fait de garantir à ces êtres humains un revenu minimum. Il n’y a aucune surprise à constater qu’en 2010, selon des estimations, 12% des prostituées dans l’Union européenne étaient Roumaines et 7% étaient Bulgares. Il y a ici, outre la présence de réseaux mafieux, corrélation directe avec la pauvreté.

Or les politiques économiques et sociales à l’œuvre partout en Europe sont à cet égard l’un des meilleurs moyens pour garantir de nouveaux contingents de proies pour les trafiquants mais aussi de simples étudiants ou travailleurs pauvres arrondissant les fins de mois avec quelques passes.

Il est en effet assez rare qu’une personne à l’abri du besoin décide un beau matin de postuler dans un bordel de la banlieue de Francfort ou confie son passeport à un maquereau des Balkans passant dans son 4×4 aux vitres teintées.

Pour aller plus loin

Sur Nouvelle Europe

À lire

Ouvrages

  • BJELICA J., Prostitution : l’esclavage des filles de l’Est, Paris-Méditerranée, 2005

Sites et textes officiels

  • Textes de lois allemands (ProstG) de 2002 réglementant la prostitution
  • Texte de loi suédois de 1999 interdisant l’achat de services sexuels
  • Portail vers les textes officiels régissant la prostitution en Suède et vers les critiques adressées à ces textes

Articles

À voir

Photos : Vitrine vide du quartier rouge d’Amsterdam & Socle de la statue rendant hommage à Hans Albers dans le quartier rouge de Hambourg ; Source : Wikipedia Commons

Modifié le 10 avril 2012